couvbalagny2

Balagny – Aventures Parisiennes

_______________

Pernety

 

Nous étions fin Novembre. La capitale respirait par la bouche. Le crachin neigeux qui s’était abattu depuis plusieurs jours s’accrochait. Dans le contre jour des réverbères, une brume glauque estompait les rares silhouettes qui se risquaient dehors. Les gaz d’échappement avaient changé les flocons qui saupoudraient les trottoirs en une gadoue sournoise. Les nuages restaient bas, l’humidité s’incrustait partout. Paris patinoire et ses gadins frapperaient encore.
Minuit approchait. Un confrère m’avait donné rendez vous à “L’Entrepôt”, rue Francis de Pressensé. Reconverti en ciné-restau-café-concert l’endroit avait appartenu jadis à un ancien présentateur devenu ministre. Incontournable repaire de bobos, il fut un temps pas si lointain où j’usais mes pantalons sur les chaises de son joli jardin d’intérieur.

Mon rencard s’appelait Sauterelles. Denis Sauterelles. Un “confrère” disais-je ? Nous ne faisions pas le même métier. Cet être sans âge trimballait son physique de batracien dans les plus improbables poubelles. Le gars prospérait sur l’immonde. Jamais à court il dénichait toujours le pire, du plus sale au plus rance. Un vrai don !
Sauterelles était le produit d’une certaine modernité. C’est dire si je n’avais aucune confiance. Vénalité des uns, jalousie des autres… ce poisson d’égout se nourrissait des plus basses motivations de notre pauvre monde.
Une sympathie bien univoque le poussait de temps à autre à me sous-traiter quelques coups. Sous-traitance qui justifiait ma présence ce soir dans le quatorzième arrondissement.
Sauterelles m’avait contacté la veille. Sa gouaille baveuse m’avait dépeint les grandes lignes de l’affaire. L’un de ses clients avait besoin de soutien. Le gars était à la recherche d’un de ses débiteurs qui s’était carapaté. Sauterelles étant grillé auprès de certains cercles, il lui semblait normal de faire travailler les copains, moyennant commission. À cours d’argent, j’acceptais la chose sans surcroît de réflexion. Il valait mieux. Dans son cas, il était toujours difficile de deviner s’il s’agissait d’un demi mensonge ou d’une semi vérité. Les surprises de mon oiseau ne manquaient jamais de sel. Cela convenait mal à mon régime. Je préférais surveiller mes arrières.

J’étais donc descendu au métro Alésia, puis me tapais à pied le quart d’heure qui me séparait du quartier de Pernety. Rue d’Alésia – rue Didot – la bucolique Cité Bauer puis la triste Boyer Barret.
Arrivé au niveau du 10, mon portable vibra. Ma doudoune comptait assez de poche pour perdre n’importe quoi. Trois sonneries suffirent à débusquer l’appareil. Au bout des ondes, un Denis Sauterelle essoufflé me signalait un changement de rendez vous. Il m’attendrait un peu plus loin dans l’enfilade, à l’angle des rues Desprez et Vercingétorix, puis raccrocha net.
Cette variation de programme raviva ma méfiance. À cette heure ci, le quartier fleurait bon les trafics divers hérités d’une période moins faste. Expérience et intuition font souvent bon ménage. Rien à attendre, ni sans doute à craindre, j’optais tout même pour un ralenti de principe.
Après avoir traversé Raymond Losserand, je m’engouffrais rue Pressensé au bout de laquelle l’Entrepôt fermait ses portes. Sans interrompre ma course, je débouchais au lieu dit quelques minutes plus tard. Personne.

Déjà peu folichon le jour, la rue Vercingétorix offrait la nuit le morne spectacle d’un axe sans âme. L’immeuble d’angle devant lequel j’étais posté devait être l’un des rares survivants de l’époque pré-seventies. Devant moi, un espace vert occupait la zone prévue pour ce projet d’autoroute dont Jacques Chirac, à peine élu maire, avait donné le glas. Un peu plus en retrait, accolées à la voie ferrée, les fenêtres de la barre Blottière scintillaient en une triste galaxie. L’éclairage suait la déprime. Seul sous mon réverbère, je rappelais Sauterelles… Messagerie, évidemment.
Écouter le silence du quatorzième durant cinq longues minutes reste une expérience pesante. Le froid gagnait du terrain. Je n’avais rien à faire ici.

Dès l’instant où je tournais les talons, un gros véhicule déboucha tous phares éteints depuis la rue Alain. Tel un fauve à l’affût, cette masse noire glissait en ma direction. Les vitres teintées m’empêchaient d’en distinguer l’intérieur. Arrivé à mon niveau, le conducteur coupa le moteur. Quelques secondes plus tard, les portières s’ouvrirent. Deux sbires aux proportions inquiétantes s’extirpèrent des sièges passagers. Ensemble, ils devaient frôler les trois cents kilos. De délicates faces de brutes surplombaient ces masses hors-échelle. Nuques grasses, fronts étroits, rien ne manquait. D’un geste grave, le premier m’ordonna de rester à ma place. Sélection naturelle par le muscle, j’obtempérais.

Le conducteur sortit à son tour. Sa petite taille et son air chafouin me rappelait ces chefs de bande qu’un physique de jeune fille poussait à s’entourer de compétences complémentaires. Le tableau était presque complet: deux abrutis, une fouine, mais pas de Sauterelles pour agrémenter.

Chafouin ouvrit le bal. Il s’adressa à moi, révélant au passage une armée de chicots très lavabos de prisons.
– T’es ponctuel, c’est cool ! Allez, viens voir.
J’opinais sans comprendre. Il contourna le véhicule puis me désigna le coffre. Les mastards toujours sur les talons, je m’approchais à mon tour. Une série de coups sourds creva soudain le silence de la rue. Quelque chose tapait avec fureur depuis l’intérieur. D’un mouvement de tête, Chafouin lança un ordre bref. L’un des sbires fit jouer la poignée. Le coffre s’ouvrit d’un coup, sans me laisser le temps d’une parade.

Le diable qui émergea de son cercueil était bien décidé à en découdre. Je reçus le premier coup en pleine figure.
– Putain de merde ! Le cric ! Prenez lui le cric ! hurla Chafouin furibard.
Le prisonnier avait profité de la négligence de ses hôtes. Libre de toute entrave, son instrument fendait l’air à grands coups désordonnés. Les gnons pleuvaient au rythme des moulinets. Notre petite assemblée en prit pour son grade, jusqu’à ce que l’un des molosses, à demi assommé, ne parvienne à immobiliser l’engin d’un poing ferme. Dans la foulée, la paume de sa main libre s’écrasa sur la face de notre agité, qui tomba net sur le trottoir. Je jetais un coup d’œil rapide en sa direction. Son visage ne me disait rien. Victime collatérale, ma pommette gauche avait pris cher. Nous allions pouvoir discuter…

Le barouf n’avait inquiété personne. Aucun nez ne pointait aux fenêtres. Perclus dans une indifférence recuite, les habitants du quartier étaient des gens tranquilles.
Le petit chafouin avait mangé comme les autres. Son nez saignait à grosses gouttes, mais il était du genre bien élevé. Devant mon air sonné, il proposa des excuses assez personnelles.
– Désolé pour le bordel, mais tu comprends, le gars il nous les casse depuis le début, fit-il en reniflant. Bon maintenant qu’il est là… Vous étiez en deal. Y’a plus qu’à…
Embrouillamini de merde. Je ne comprenais rien. Ma première pensée fut pour Sauterelles que je promettais d’équarrir si j’en réchappais. Le buisson restant touffu, j’optais pour une transparence de principe.
– Il y a erreur Messieurs. Je ne sais pas qui vous êtes. J’attends juste un copain qui…
Chafoin m’interrompit net.
– V’là aut’ chose ! Tu te fous de nous Sauterelles ?
– Ca me ferait mal… m’indignai-je. Je ne suis pas…
Le prisonnier du coffre, qui reprenait ses esprits, jugea utile de répondre à ma place.
– Si ! C’est lui Sauterelles ! Ça ne peut-être que lui ! lança t’-il en me désignant.
De mieux en mieux ! Le type avait perdu son cric, donc la partie aussi. Tout était bon pour revenir dans la course. Quant à moi, l’appât du gain, aussi maigre soit-il, m’avait une fois de plus replongé dans une soupe d’emmerdements. Piégé pour piégé, je devais me dépêtrer de m’en aller. Facile à dire ? J’embrayais.
– Je ne suis pas Sauterelles. J’avais aussi rendez vous avec lui. Il n’est pas là. Fin de l’histoire et bonne soirée !
– Ah tiens ! Donc, tu nous as jamais appelé, reprit Chafoin.
Certainement pas !
– Tu pues l’embrouille. T’es qui alors ?
– Je ne sais pas. Ton avocat commis d’office ?
Il n’apprécia pas. Un geste de sa part suffit. Un des deux Obélisques me chopa par le col et m’invectiva d’une voix grasse.
– On t’a demandé t’es qui !
– Ca va, ca va… Juste un privé à qui Sauterelles a donné rendez vous ici.
– Putain un flic ?
– Non un privé.
– Quoi ?.. Comme « un » sorte de vigile ?
– Juste le grade du dessus.
Rassuré, le gros me lâcha d’un air confraternel. Au même instant, notre Houdini, qui était remonté sur ses jambes, persistait.
– Putain les gars, je vous jure que ce gars, c’est Sauterelles ! Je reconnais sa voix.
Puis à mon encontre:
– Bon sang Denis, mais dis leur !
Cela se compliquait. Trois têtes hostiles se tournèrent vers moi. Je prenais le menteur en frontal.
– Une connerie de plus mon gars et je te démolis.
Mes adversaires échangèrent quelques coups d’oeil incrédules. Les quatre comptaient pour sept. Je n’avais pas les moyens de mes ambitions. Chafouin reprit l’offensive dans une langue bien à lui.
– Pourquoi que tu fais croire que t’es pas Sauterelles ?
– Parce que je ne le suis pas. Simple non ?
– Denis, donne leur leur argent s’il te plait, ajouta l’agité. Tu m’as promis! supplia t’il.
– Ouais, ajouta Chafouin. Le pognon, maintenant c’est pour nous. T’as dix secondes avant que mon pote te casse quelque chose !

Une clarté glauque dissipait le brouillard. Je commençais à piger. Sauterelles avait promis de l’argent au gars du coffre qu’il n’avait jamais rencontré. Celui ci devait compter sur la somme pour purger un passif encombrant. Entre temps, le type avait dû être pris de cours par ses propres créanciers. Gangsters modernes, favorable à la concentration verticale des flux, la fine équipe venaient en personne réclamer leur dû. Méfiant, Sauterelles avait jugé préférable de me sous-traiter sa présence.
Cela se corsait. Le premier mastodonte me saisit le bras qu’il tordit dans un savant mouvement de clé.
– L’argent maintenant, fit Chafouin d’une voix calme.
Suivit un geste en direction de sa poche intérieure de laquelle il extirpa un glock modèle Porte de Clignancourt, qu’il braqua sur le front de l’agité. Celui ci paniqua de plus belle.
– Denis, donne leur !! cria-t’il désespéré.
Le gros persistait dans son étreinte. La douleur me vrillait l’épaule. L’espace d’un instant, je retrouvais l’adrénaline nécessaire. Un violent coup de talon sur le tibia, ponctué d’un crochet du gauche mit un terme à la séance. Mon tortionnaire me lâcha aussi sec. Libre et très en colère, je ponctuai l’entretien en me défoulant sur sa grosse face qui n’avait rien vu venir. Chafouin pâlissait à mesure que je travaillais son sbire aux poings. Sans quitter l’agité de son arme, il vociféra quelques invectives à l’autre porte-flingue qui se contentait de regarder la scène, hébété.
Quelques bourre-pifs plus tard, mon adversaire s’affalait comme un sanglier mort sur le capot de la voiture. Chafouin sentit son tour arriver. La situation partait en sucette. Sa main semblait moins sûre. Le bras et les poings en feu, je me dirigeais droit sur lui. Trop vite sans doute. Le canon de son arme bifurqua du front de son prisonnier… au mien.
Courage des faibles, le diable du coffre profita de cette embellie pour lui infliger un coup vicieux sur l’occiput. Surpris, le petit chef poussa un cri bref. Son glock tomba au sol à l’instant même où une injonction sublime mit un terme au spectacle – “POLICE !”

Une escouade de flic venait de siffler la fin de la récré. Tout en bruit de bottes, ils sécurisèrent notre joyeux périmètre. Je fus bien entendu ceinturé et menotté comme les autres. À ce stade de la conversation, toute protestation semblait déplacée. Chafouin, les menhirs et l’agité furent embarqués à la queue leu-leu. J’attendais mon tour, résigné.

Et Sauterelles dans tout ça ? Sauterelles, à qui je devais cette parenthèse enchantée, avait jugé préférable d’attendre le dernier moment pour se manifester. Il pointa le bout de son nez, accompagné par l’officier qui m’avait interpellé. Il m’ouvrit les bras sans vergogne.
– Balagny ! Ah tu m’as collé une sacrée trouille. Ça a mal tourné, désolé. Mais bon, je savais…. Je savais que tu étais le type de la situation. Merci, merci et encore merci !
Je lui refusais l’honneur d’une réponse. Un regard de ma part suffit à lui passer l’envie de me faire libérer tout de suite. Feignant la distraction, il enchaîna.
– Tu nous a permis de serrer de sacrés salopards. J’avais juste besoin de gagner du temps pour les faire prendre en flag.
La main sur le cœur, il poursuivit indigné :
– Tu as compris qu’ils me faisaient chanter ?
Ma réponse fut lapidaire.
– Moi je vais te faire courir.
Une ombre traversa son regard. Le temps de tourner la tête vers les lumières de la rue Desprez, il avait mis les bouts. L’officier me libéra dans la foulée puis me baragouina un truc que j’interprétais comme des excuses. Une fois les formalités accomplies, je décampais à mon tour, furieux.

Quant à Denis Sauterelles, oserais-je dire que la reconnaissance du ventre aurait pu reprendre le dessus ?
Une semaine plus tard, les journaux relayaient une sombre histoire. Le pauvre homme aurait été retrouvé enfermé dans le coffre de sa voiture. Un agresseur nocturne l’y aurait abandonné sur un terrain vague. Après plusieurs heures de calvaire, un appel anonyme aux autorités aurait permis de l’en sortir.

Après tout… lui et moi étions de vieux amis.

FIN

Nicolas Bonnell